II. Les années 30-40 :

La femme sous le soleil de Staline

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III. Les années 50-60 

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Son personnage d'ouvrière du textile blonde riante dans La voie radieuse (de Grigory Aleksandrov, 1940) est évidemment délicieux. Mais il fait tout de même penser à la femme-prolétaire du roman de Georges Orwell 1984, qui, après avoir lavé un énorme panier de linge qu'elle met à sécher sur un fil, chantait d'une voix puissante de contralto un air de la sous-section du Commissariat de la musique de Big Brother. Les paroles de cette chanson étaient composées, sans aucune intervention humaine, par un instrument appelé versificateur. Mais cette femme interprétait cette chanson d'une telle façon, que celle-ci paraissait très mélodieuse et empreinte d'une heureuse mélancolie. En la regardant marcher entre un baquet à laver et une corde à sécher, le personnage du livre, Winston, éprouve un sentiment complexe, mêlé d'un triste étonnement et d'un ravissement involontaire, devant l'amour de la vie, presque biologique, de cette jeune femme robuste.

Orlova, dotée aussi d'une puissante voix de soprano, sans repos, marche, heureuse, entre des métiers à tisser en chantant la "Marche des enthousiastes"WAV. Le titre du film, La voie radieuse, a été imaginé et imposé par Staline, déterminant ainsi très précisément le destin "radieux" préparé aux millions de femmes soviétiques : l'intensification permanente du travail dans l'industrie. (Notons que le titre d'origine que les auteurs avaient proposé était "Cendrillon"). Dans cette utopie, la nouvelle femme et mère soviétique échange son pouvoir sexuel et biologique contre la possibilité de se manifester publiquement (discours de femmes au Kremlin). Ce cinéma idéalise une femme résistante, aux mensurations athlétiques, qui peut s'occuper d'elle-même, aux antipodes des femmes fragiles et sublimes du cinéma d'avant la révolution.

La voie radieuse est le premier et le plus complet catalogue d'actions miraculeuses du pouvoir, dirigées sur un objet de sexe féminin. Dans les films précédents, l'image de Cendrillon ne faisait que transparaître "de l'autre côté du miroir" de l'écran ; dans La voie radieuse elle est consciemment impliquée dans l'intrigue du sujet. Si l'héroïne veut entrer dans le nouveau monde, elle doit absolument faire sortir Cendrillon d'elle-même, et devenir une nouvelle femme. La place et la prédestination de la femme de l'époque totalitaire sont mises en évidence dans le processus de l'acte du mystère qu'est ce film. Dans aucun autre film soviétique le processus de socialisation du sexe n'apparaît avec une plénitude aussi exhaustive. Après l'avoir revu nous commençons à comprendre que, pour atteindre le succès social, Cendrillon ne devait pas attendre le Prince charmant, ni la Bonne Fée, mais un chirurgien transplantateur et subir un traitement hormonal. Il lui fallait devenir un homme, s'intéresser à des jeux masculins, et alors la femme avait une chance d'occuper une toute petite place dans les coulisses du pouvoir.

La voie radieuse, 1940

La plus importante des vertus cinématographiques de la femme était de gagner la compétition socialiste au travail. Dans le film d'Ivan Pyriev Les tractoristes (1939), l'héroïne fragile de Marina Ladynina, vêtue d'une combinaison masculine et portant des bottes et une casquette, fournit le meilleur travail parmi les hommes de l'équipe de mécaniciens agricoles. Ces actrices incarnaient les traits de la masculinisation que leur imposait la propagande officielle. La femme soviétique étant formée dans une culture masculine soviétique, et étant devenue son translateur et son sujet, peut être désignée comme le type de la femme totalitaire. L'idéal de la femme iconographique excluait à cette époque ses qualités traditionnelles : la capacité de compassion profonde, la douceur, la délicatesse, la finesse sensuelle, la chaleur de l'amour ennoblissant tout. Elle devait être une battante. Les actrices de cette époque ne jouent pas l'amour, elles et leurs partenaires masculins aiment l'Idée plus qu'ils s'aiment l'un l'autre. Dans tous les films, le conflit d'amour se règle en faveur du devoir politique. Elles n'ont rien de commun avec les stars hollywoodiennes de cette époque qui, au moyen d'un style visuel expressionniste, incarnaient le type de la femme indépendante, porteuse de la tentation sexuelle, et très souvent du mal (femme fatale).

Vers la fin des années trente, la femme de l'écran semblait avoir oublié pour toujours les joies et les souffrances traditionnelles liées au mariage et aux premières découvertes lyriques de l'adolescence. Même dans le film Zoïa de Léo Archtam, qui fut réalisé pendant la guerre (1944), l'héroïne, capturée par les bourreaux allemands, faisant ses adieux à la vie, repasse dans sa mémoire les événements les plus heureux de sa vie... des scènes de réunions des jeunesses communiste !

Les rapports de sexes prennent une tournure particulière, devenue bientôt typique du cinéma soviétique. Elle est de nouveau présentée de façon évidente dans le film La voie radieuse : Tania Morozova, l'héroïne principale, est une célèbre ouvrière-tisseuse d'avant-garde, alors que l'élu de son coeur, l'ingénieur Lebedev, se tient timidement dans son ombre. Le prince ne joue plus le rôle déterminant dans l'histoire de Cendrillon. Sa fonction dans le sujet est décorative ; il n'a donc pas de place réelle auprès d'elle. En 1940, on croyait au projet de la nouvelle Eve. Mais personne n'a eu la présence d'esprit d'imaginer comment évoluerait pour l'homme et la femme l'ardente histoire d'amour entre celle-ci et le Pouvoir. Cette passion s'est avérée fatale. En fin de compte, elle a rendu stérile le domaine privé de la vie. L'idéologie a eu raison de la biologie. Le service idéologique se lisait comme l'antithèse du service sexuel. Le haut était opposé au bas. Le pouvoir soviétique s'avéra extraordinairement luxurieux : il avait des prétentions sur la libido de ses sujets. Et non sans succès. Le pouvoir concurrençait heureusement l'homme dans la lutte pour la possession de la femme. Dans ce but, il utilisait des procédés peut-être vieux comme le monde, mais efficaces. Il mentait à tout va, sans songer aux conséquences, promettait monts et merveilles, en un mot séduisait. Et la séduction porta ses fruits. Dans les années 30-40, il ne fut réalisé qu'un seul drame psychologique sur l'amour ayant pour support l'époque contemporaine : Machenka de Youli Raïzman (1942). En revanche quels monologues lyriques de jeunes femmes, quelles déclarations d'amour au cher pouvoir soviétique retentissaient du haut des tribunes du Kremlin ! Dans ce sens, Membre du gouvernement de A. Zarkhi et I. Kheïfits avec Vera Maretskaïa dans le rôle principal, sorti en 1940, devint le film de référence. Le plan de transformation de la femme dans ses orientations essentielles fut mené à terme vers la fin des années quarante. Le socialisme parvint à pénétrer l'intérieur de l'être humain dans ses moindres recoins.

La grande guerre ayant éclaté en 1941 actualisa de tous autres mythes : patriotisme, héroïsme, sens du sacrifice. On oublia Cendrillon. Strictement parlant, le cinéma soviétique ne revint plus à des fins propagandistes au mythe idéologique qu'il avait lui-même créé. Il va de soit que, dans le milieu culturel, l'archétype de la nouvelle Eve demeura tel qu'il était. Le gène de la "voie radieuse" qui lui avait été implanté sommeilla jusqu'à un certain moment dans l'anabiose. Les auteurs retournèrent aux valeurs basiques de l'existence. Et les souffrances les plus atroces, dans beaucoup de films comme dans la vie, étaient réservées à la femme et aux enfants. Le plus dur pour la femme était de perdre son mari et son fils. Par conséquent, la vision du bonheur d'avant guerre s'est transformée.

Il faut dire aussi qu'avant et après la guerre, même si la femme de l'écran restait toujours un robot zélé de la production, l'homme ne lui refusait pas complètement les joies de l'amour. Seulement elle y avait accès sous le regard vigilant du leader du parti communiste local. Dans ces films, le leader du parti aide non seulement à interrompre les liens socialement nuisibles entre la femme et l'homme (dans le cas où l'un d'entre eux s'avère "l'ennemi du peuple" ou bien ensemble composent une organisation secrète), mais il se préoccupe aussi d'une démarche diamétralement opposée : il renforce les liens entre la femme et l'homme si ceux-ci promettent une union conjugale socialement rentable. Et après le mariage, le leader a la fonction de soutenir l'indissolubilité de cette union (attributs d'un prêtre !). Les exemples de ce genre sont très nombreux : Le grand citoyen, 1937-1939, de Friedrich Ermler ; Les cosaques de Kouban, 1949, d'Ivan Pyriev ; Le retour de Vassili Bortnikov, 1952, de Vsevolod Poudovkine...

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Les cosaques de Kouban, 1949 (WAV)

L'activité créatrice du parti dans la sélection des couples utiles au socialisme atteint son apogée dans La chute de Berlin de M. Tchiaouréli (1949). Ceci n'est absolument pas le fait du hasard : en effet, ici ce n'est pas un simple secrétaire de district ni de comité du parti au niveau régional qui prend les affaires en mains, mais c'est le secrétaire général du parti lui-même, Staline. Le génie du Chef se fait sentir aussitôt. Alors que, d'habitude, les autres leaders du parti attendent jusqu'au milieu de l'histoire lyrique pour faire s'embraser le lumignon qui brille déjà, mais faiblement, dans les coeurs, le Chef, lui, fait jaillir l'étincelle, plus exactement allume un furieux incendie dans les coeurs qu'il a sélectionnés. Avec cette méthode, le petit Père des peuples prévient les erreurs, c'est à dire les malentendus et les brouilles, que les autres leaders, n'ayant pas agi de façon aussi scientifique que le petit Père pendant "l'expérimentation sur la matière humaine", étaient obligés de rectifier. Ce leader livrait pratiquement l'instant même du début des sentiments amoureux, où le coeur se met à battre à tout rompre, à la merci de la nature déraisonnable. De ce fait, on admettait la spontanéité d'union d'individus en couples, le chaos de la naissance du processus amoureux. Il se créait une menace des liaisons inutiles et socialement nuisibles, qu'il faudrait séparer, ou de cas difficiles exigeant ensuite de gros efforts pour élaborer une entente entre l'homme et la femme. Alors que le petit Père des peuples n'attend pas de cadeaux de la nature, mais déclenche lui-même le processus.

Les monstrueuses prétentions de ce film nous poussent à nous poser la question suivante : certaines scènes de La chute de Berlin ne sont-elles pas des pastiches conscients du film Le triomphe de la volonté, et, par conséquent, une parodie involontaire du travail exécuté de main de maître par Léni Riefienstahl. Et Tchiaouréli et Riefienstahl ont célébré l'unité des volontés, qui a pris forme dans la volonté de l'Unique. Dans les deux films, les dieux moustachus descendent sur terre. Riefienstahl fixant sur la pellicule l'arrivée du Führer à Nuremberg en 1934, en a fait un film documentaire. Tchiaouréli alla plus loin, il fantasmait : Staline n'est jamais venu à Berlin. En comparant les scènes du documentaire et de la fiction, nous découvrons leurs similitudes. Dans les célèbres séquences de Riefienstahl, la silhouette du Führer se déplace lentement et avec aisance dans une voiture, invisible pour le spectateur. En s'élevant au dessus de la mer humaine hurlante, il glisse de la droite vers la gauche. De la droite vers la gauche, très doucement et se dressant dans une voiture invisible, la silhouette de Staline avance dans un couloir humain. Staline est apparu au peuple pour lui permettre de lui exprimer son amour. Mais il a encore autre chose en vue. Avec un faible gémissement de ravissement, le peuple remarque que la "statue vivante" a tourné son regard non vers l'étendue, mais l'a arrêté intentionnellement sur un fondeur d'acier et une institutrice qui se sont retrouvés dans la foule. La divinité leur ayant inspiré autrefois un amour mutuel, a aussi programmé cette rencontre et contemple maintenant les fruits de son dessein.

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La chute de Berlin, (1949)

Répondant au regard de Staline, Natacha, marchant comme une poupée mécanique, traverse l'étendue vide de la place et demande à Staline la permission de lui donner un baiser. La sculpture pétrifiée et silencieuse ne se manifeste ni par le plus petit mouvement ni par aucun son. Mais la jeune fille s'approche encore plus près et se blottit pieusement contre son épaule, alors qu'Ivanov, le fiancé de Natacha, attend modestement sur le côté. En effet, il ne peut pas ne pas comprendre que la joie de Natacha, due à sa rencontre avec lui ne peut absolument pas être comparée au bonheur sans limites que procure la sensation de ses lèvres sur l'uniforme du Chef. Et bien sûr, le robot biologique de sexe féminin exécutera le programme se rapportant à Ivanov introduit dans sa conscience. Mais, tout de même, le robot restera totalement subordonné et dévoué au programmeur lui-même, Staline.

Néanmoins, la deuxième guerre mondiale s'avéra une sérieuse mise à l'épreuve de l'univers mythologique soviétique. Dans une certaine mesure, elle ébranla ses fondements et ses principes, pour un certain temps elle put arracher la conscience individuelle du tourbillon mythologique. A la guerre l'homme restait seul à seul avec la mort et l'Histoire. Le régime mythocratique devait, pour sauver sa peau, ne serait-ce qu'en partie, laisser sortir le "moi" de la réclusion. Le "moi" qui pendant des années fut remplacé par le "nous". C'était comme le réveil d'un long sommeil léthargique. C'est justement cela qui apparut comme le commencement du processus de la destruction du mythe de l'image de la femme. L'affranchissement moral de l'individu est devenu d'une manière paradoxale le signe de temps de malheurs et de cauchemars. Le cinéma n'a pas réagi immédiatement à ce changement d'humeur de la société. Mais le spectateur a réagi de façon tout à fait nette. Il est évident qu'il préférait aux films de propagande militaire les films où les gens n'étaient pas tant politisés que casaniers et individualistes. Cet aspect deviendra particulièrement manifeste après le succès auprès du public des films tournés directement pendant la guerre et reprenant les circonstances de la guerre : Deux combattants de L. Loukov (1943), Attends-moi de A. Stolper (1943). La guerre a été comme une répétition du dégel, c'est à dire des dispositions d'esprit dans la société, quand, après le XXème congrès, la conscience individuelle n'apparaîtra pas simplement administrée, mais aussi réhabilitée. Bien sûr, pas jusqu'à la fin. Le cinéma stalinien a terminé son existence par la pénurie cinématographique, laquelle a été suivi d'une époque de grandes déceptions, marquée par des événements bouleversants dans l'Histoire soviétique. La mort du chef et la démystification de celui-ci ont suscité un dernier rejaillissement de l'idéalisme russe, incarné par le mouvement des chestidiessiatniki (phénomène de la génération des années soixante).

 

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