III. Les années 50-60 

IV. Les années 70-80

II. Les années 30-40 :

La femme sous le soleil de Staline

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Remettre une canalisation en état est un travail difficile, bâtir une maison n'est pas une tâche aisée, mais ériger une tour de Babel, quoi de plus facile.    

A. Zamiatin

 

Aujourd'hui, pour l'historien du cinéma, le cinéma classique soviétique des années 30-40 se dresse comme une tour de Babel, une construction majestueuse et éphémère à la fois. Dans les années trente le cinéaste devient l'exécuteur de la commande sociale, le créateur du réalisme socialiste. C'est une époque durant laquelle le pays se transforme précipitamment d'une idéocratie (années vingt) en une mythocratie (années trente). Il est impossible de juger du cinéma classique de la période stalinienne du point de vue de l'authenticité historique, psychologique ou de moeurs. Et, manifestement, il vaut la peine d'admettre que la période allant de la fin des années vingt au début des années cinquante s'est avérée un fragment non pas historique mais mythologique, quand dominait non pas le conscient de masse mais le subconscient de masse. En d'autres termes, quand l'existence matérielle était prédéterminée et déterminée par la pensée mythologique. Cette dernière est présente dans une certaine mesure à toutes les époques et dans toutes les cultures, mais pas à dose de cheval comme ce fut le cas dans la Russie des années trente. Un pays énorme sur un territoire énorme a disparu dans la fosse de l'irrationnel pour un certain temps. Vint le temps de la prostration mythologique qui garantissait en grande partie le règne inconditionnel des instincts et des réflexes de masse sur la conscience individuelle.

Tout devient commun. La vie privée est exposée au regard et au jugement collectif et n'a le droit à l'existence que dans le cadre de la conscience collectiviste. La progéniture devient aussi propriété commune :

"L'entretien et l'éducation doivent devenir une affaire publique où la société prend également soin de tous ses enfants" (Friedrich Engels, L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, Editions sociales/Messidor, 1983, p. 154).

Dans le film perdu Je ne veux pas d'enfant de M. Gall (1930), l'héroïne Olga se prépare à avorter, car elle craint que la maternité imminente ne lui laisse pas de temps pour son travail et ses activités sociales. Son mari Pavel intervient auprès du collectif de la fabrique pour que celui-ci persuade sa femme de renoncer à son projet. Le collectif propose une solution sage : Olga doit accoucher, mais Pavel doit accepter que son enfant soit éduqué à la crèche, ce qui de prime abord lui semble totalement inacceptable. Peu à peu l'homme du nouveau monde commence à appartenir non à lui-même et à sa famille mais à la société, à tel point que seule la société décide s'il doit venir au monde, et se charge du problème de son éducation. Les maternités deviennent des usines de production d'enfants, et les crèches des pépinières spécialisées dans leur croissance. Dans le film de E. Dzigan La Femme (1932), le problème de l'organisation du réseau de crèches à la campagne est parallèle au problème suivant : une femme peut-elle travailler sur un tracteur ? Les représentants de l'ancien monde (ou, comme on les appelle, les "éléments inconscients") sont contre l'un et l'autre : les vieilles ne veulent pas de crèches à la campagne et, eu égard à l'absence chez la femme de mentalité "mécanique", le mécanicien chasse l'héroïne de l'atelier de tracteurs. Dans ce film apparaît un curieux montage en parallèle : — l'accouchement : une sage femme essuie des forceps, — l'atelier : un mécanicien saisit un morceau de charbon avec des pinces. L'union de deux thèmes : tout en se moquant, le mécanicien oblige l'héroïne à prendre un boulon brûlant avec les mains, mais elle, elle porte la pièce, surmontant la douleur. Parallèlement : la femme en train d'accoucher, symbole de la patience intarissable. La femme est identifiée à une machine ou bien prend la place d'un mécanisme métallique, et, au contraire, ce sont les crèches collectives mécanisées qui remplissent désormais les fonctions éternelles de la femme : symbole de la maternité soviétique dépersonnalisée. La nation peut exiger de la femme qu'elle renonce au mariage, comme cela se produit avec l'institutrice (E.Kouzmina), l'héroïne du film Seule de G. Kozintsev et L.

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Kouzmina Eléna

Trauberg (1931). Cette nouvelle "modification" d'Octiabrina, de laquelle, dix ans après (Les aventures d'Octiabrina des mêmes réalisateurs, 1921), on n'attend pas uniquement la restitution d'une ville dans le sein de l'URSS, mais aussi le sauvetage du peuple nordique tout entier, à qui elle, institutrice envoyée dans la région de l'Altaï, doit apporter, en plus de la connaissance, une nouvelle idéologie. Alors qu'elle tombe malade et que les ennemis de la révolution veulent la détruire, tout le pays prend part à son sauvetage en envoyant un avion à sa rescousse, en diffusant au moyen d'un haut-parleur une voix, dont la source est située quelque part, là-haut, une voix qui nous est inconnue, mais qui sait et entend tout, comme la voix du Seigneur Dieu, et qui dit ceci : "Ecoutez, écoutez, écoutez ! Dans l'Altaï se meurt l'institutrice Kouzmina. Seule une opération immédiate peut la sauver !" Il n'existe quasiment plus de séparation entre le commun et l'individuel, la nation se transforme en une vaste famille, et la voix informe du robot venant du reproducteur, nouveau symbole du cinéma dans ses versions sonores, appartient apparemment à celui qui domine sur toute cette famille.

Le soupçon se transforme en conviction quand on regarde le film La berceuse de Dziga Vertov et Svilova (1937). Ici, à mon avis, il convient de s'arrêter plus longuement sur ce film étant donné que son déchiffrement peut être la clé permettant de comprendre la thématique étudiée. Dans ce film nous voyons comment dans tout le pays (Turcménie, Ouzbékistan, Yakoutie, Russie) les femmes chantent des berceuses à leurs filles. Dans la chanson "Comme la vie sera belle", qui revient comme un leitmotiv tout au long du film Seule, on ne promet que prospérité et bonheur aux citoyens soviétiques, alors qu'ici, au bout de sept ans, en 1937, cet objectif est déjà atteint : "Dors mon petit bout de chou, dors ma petite fille, nous avons vaincu le froid et la nuit." Des plans de maternités, de jardins d'enfants, d'écoles dans différents coins du pays. Un choeur d'écoliers, où tous chantent à l'unisson, est dirigé par une femme-orchestre. Une fillette apprend à jouer du piano sous la direction d'une institutrice. Une mère Ouzbèque. Beaucoup de femmes heureuses tenant leurs enfants dans leurs bras. Pendant longtemps nous ne pouvons comprendre qui sont les pères de toutes ces familles heureuses, qui a fertilisé cette multitude de femmes fécondes, vivant dans un énorme harem fait d'harmonie et d'amitié entre les peuples, où des femmes heureuses donnent naissance à des femmes et leur chantent des chansons sur le bonheur. Quand pour la première fois le portrait de Staline apparaît fugitivement sur l'écran, nous ne le comprenons pas encore, mais à la suite de cela nous voyons une mère qui montre à sa fille le chemin à suivre : "Regarde ce que c'est", et, par le biais d'un raccord, dans le plan suivant on nous présente Staline à la tribune du congrès, et dans la salle une multitude de femmes aux yeux brillants. A partir de ce moment Staline est constamment présent à l'écran, et uniquement entouré de femmes. Des plans sémantiquement analogues aux plans du début se répètent (des femmes de diverses nationalités, des institutions pour enfants, des petites filles, des travailleuses, etc.), mais à chaque fois avec Staline au milieu d'elles. Peu à peu il devient évident pour nous que c'est lui le chef de cette unique famille, le "cher père", non seulement dans un sens métaphorique, mais on dirait même dans un sens physique, si l'on en juge par la logique du montage et par la population de ce monde cinématographique. De la même façon, bien des années plus tard, l'héroïne du film italien (Sofia Loren) Une journée particulière d'Ettore Scola racontera au héros, comment du milieu de la foule elle aperçut le Duce, sentit sur elle son regard pénétrant et comprit qu'elle est enceinte. Selon une logique identique de la conscience totalitaire, dans les années trente Joseph Staline entre en possession de toute la nation, devenant le seul et unique homme. Dans le culte de la personnalité était apparemment présente une force érotique qui ne pouvait pas ne pas être reflétée par le cinéma.

Le mythe de la création du nouvel homme, qui se forma dans le cinéma soviétique dès sa naissance de celui-ci, suit, au cours des années vingt, son évolution parallèlement à l'évolution de la conscience de masse, qui produisait un nouveau palliatif à la religion, mais qui avait formé vers le milieu des années trente sa propre mythologie socialiste reproduisant des motifs de la tradition religieuse : le mythe de l'immaculée conception, le culte de la nouvelle Vierge Marie, la notion de l'insignifiance du mariage terrestre.

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