III. Les années 50-60 :
La femme dégelée

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IV. Les années 70-80 

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Aucun obstacle extérieur n'aurait pu contenir la libre quête spirituelle, dans laquelle s'était lancé le cinéma. En plus, ce sont les oeuvres, en apparence idéologiquement irréprochables, qui s'avéraient les plus hérétiques. La solitude inconcevable de Véronique dans le film le plus célèbre du dégel Quand passent les cigognes est devenue le plus profond bouleversement de la conscience collectiviste, plus que n'importe quel assaut polémique contre son fondement.

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Quand passent les cigognes (1958)

La réhabilitation de la réalité devient l'idée suprême de la nouvelle situation spirituelle. C'est alors que de jeunes cinéastes, qui ont tournés le dos au pathétique social pour la Femme, sont entrés au cinéma. L'un d'eux fut A. Mikhalkov-Kontchalovsky. Il est le premier à se délecter de la seule présence de la femme pour, au travers d'elle, s'émerveiller de la complexité et de la beauté du monde. Sa passion pour l'image féminine est proche du cinéma occidental, qui trace sa route à travers la liberté intellectuelle et sensuelle. Mais pas un de ses films ne va au-delà de la tradition soviétique. La nature féminine l'émerveille par son feu intérieur, renfermé dans le regard. C'est là tout l'érotisme qu'il se permet. L'homme rêve de la femme mais ne peut la posséder. Tout ce qui lui est donné c'est de déifier et de haïr son amour. Et de la posséder seulement par la contemplation.

 

Ce que fait A. Kontchalovsky c'est du véritable cinéma d'auteurs, tellement différent de ce qu'on appelle communément le cinéma soviétique. C'est précisément cela qui effrayait les autorités. Malgré la déclaration de liberté, au moment où Kontchalovsky tourne son meilleur film, l'espace de cette liberté se réduit à une vitesse grandissante. Il s'agit ici du Bonheur d'Assia de A. Mikhalkov-Kontchalovsky (1966), qui peu de temps après sa sortie fut mis à l'index pour des raisons idéologiques. Ce dont parle le film est annoncé dans le titre lui-même. Non pas le Bonheur d'Assia, c'est un faux titre, bureaucratique, imposé au film par les instances cinématographiques. Le véritable titre, provenant du scénario de Youri Klepikov et repris par le metteur en scène est : L'histoire d'Assia Kliatchina, qui était amoureuse, mais qui ne se maria pas parce qu'elle était orgueilleuse. Ici le drame se déroule sur "fond de kholkhoze". La femme devient le centre du drame. Et quelle femme ! Jamais avant cela le cinéma soviétique n'avait montré une image féminine si vivante et authentique. Le sujet du film se déroule à la campagne, et ici il faut noter que pendant le tournage, Kontchalovsky ne met en scène que trois acteurs professionnels alors que tous les autres personnages sont les habitants eux-mêmes du village qui a été choisi comme cadre. Kontchalovsky, comme aussi beaucoup d'autres représentants de sa génération, a grandi avec le néoréalisme italien. C'est pourquoi un film comme Les voleurs de bicyclettes de V. de Sica a permis de jeter les bases du film de Kontchalovsky : l'authenticité dans une situation naturelle.

 

Il filme des non professionnels dans une situation réelle. Il n'y a que pour le rôle principal qu'on n'a pas pu trouver quelqu'un dont jouer n'est pas le métier. L'actrice Yia Savina a interprété le meilleur rôle de sa vie, elle a incarné avec une authenticité poignante le personnage d'Assia la boiteuse. Son visage russe typique ne la différencie guère des autres paysans. Elle leur ressemble à tous. Jusqu'à ce qu'on voit ses yeux. Les yeux de Savina, c'est justement ce qui l'empêche de se fondre dans la masse. Ses yeux s'illuminent, questionnent. Par un bref pétillement ils cherchent à savoir, saisissent, provoquent. Il y a en eux une sorte d'interrogation permanente à la réalité familière. Et encore quelque chose, un empressement à répondre, de la bonne volonté à la douleur, aux coups. Ceci aussi, cette bonne volonté intérieure à la douleur, l'attente de la douleur, le cinéaste l'a devinée dans la charmante physionomie russe de Savina. Assia Kliatchina, est une âme meurtrie, comme si elle ignorait qu'elle l'était. Une certaine naïveté brille dans ses yeux, ou plutôt une véritable sagesse féminine : l'habitude de ne pas remarquer, de ne pas concentrer son attention sur la douleur infligée par une vie éprouvante, de façon à ne pas être complètement englouti par elle.

 

 

Dans ce film la confiance est à bout, l'espoir frise l'illusion, l'amour est prêt à se métamorphoser en violence. Et il semble que nous le sentons, et "eux" de l'autre côté de l'écran ne le remarquent pas, ne veulent pas le remarquer. Comme Tcherkounov, celui qui est amoureux d'Assia, ne remarque pas toute la bassesse des compliments qu'il lui adresse : "Epouse-moi Assinka ! N'ai pas honte parce que tu es boiteuse, je t'aime telle que tu es..." Et il est prêt, sans attendre sa réponse, à se jeter sur elle, à la briser, à la prendre de force. Mais le plus grave, c'est que malgré toute sa repoussante grossièreté et son aveuglement, Tcherkounov aime sincèrement Assia. Mais elle, non. Elle aime Stiopka, voyant clairement ce que vaut son amant, un voyou doublé d'un goujat. Peu importe, elle l'aime. Mais elle refuse de se marier. Par orgueil. Ni avec l'un, ni avec l'autre. Et il n'y a pas d'issue, c'est la réalité. Il n'y a rien sur quoi construire, rien à quoi se raccrocher, personne en qui mettre sa confiance, mais la dignité, suspendue dans l'air, demeure malgré tout la dignité, et là, seul avec soi-même, il faut avoir du cran pour ne pas se renier.

 

Ici, à travers Assia, Kontchalovsky s'est rapproché de la connaissance de soi de toute une époque ; ici s'exhale un parfum d'expiation. Ici se fait sentir la tentative de la génération "sans fondement" des chestidiessiatniki de s'établir sur du solide, de trouver la vérité telle qu'elle est. Mais voici un paradoxe : Assia, étrangère à toutes les idées féministes de ses prédécesseuses, choisit elle aussi de rester seule et d'élever elle-même son enfant. Ce n'est déjà plus la nouvelle Eve, c'est simplement Eve placée dans des conditions extrêmes. D'ailleurs son destin ne se différencie guère des destins de ses mère, grand-mère et arrière grand-mère. Rappelons nous ne serait-ce que l'épisode où Tcherkounov vient dans la maison d'Assia, qui lui montre et lui raconte avec fierté la collection de portraits d'hommes légendaires, tous morts (pères et grands-pères), ornant les murs. A la question de Tcherkounov : "Pas possible, alors vous vivez sans aucun homme ?", Assia répond toujours avec la même fierté : "On est aussi bien sans ivrognes !" Un grand film !

 

Sur l'écran de la fin des années soixante apparaît aussi une véritable anti-Cendrillon. Elle s'appelle Pacha Stroganova. Elle a été interprétée par Inna Tchourikova dans le film de G. Panfilov Le Début (1970). Dans Le Début, le réalisateur (en collaboration avec le même scénariste Youri Klepikov) développe sa stratégie novatrice de réflexion sur les mythes apportés par la révolution d'Octobre avec le regard d'un analyste des conséquences de ce cataclysme historique. Il la développe dans un contexte contemporain dans le genre story.

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Le Début (1970)

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Inna Tchourikova

L'histoire de la jeune fille d'une fabrique de province commence comme une comédie de moeurs, mais vers la fin, se transforme en un drame social. Par une ironie du sort, la jeune fille disgracieuse est prise dans le rôle de Jeanne d'Arc, elle devient une vedette de l'écran et se met à croire sérieusement au changement de destinée et en elle-même.

Mais ayant manifesté le désir de tourner de nouveau, elle essuie un refus au bureau de recrutement des acteurs du studio. Le bal est terminé, les bougies sont éteintes. Il ne reste plus à Cendrillon qu'à retourner à ses casseroles sales. La grande utopie s'est effondrée, le mythe de la "voie radieuse" ne marche pas. La happy end est annulée, en contrepartie le final classique russe est de retour : quand apparemment tout s'arrange bien, et qu'à la fin on comprend que tout va mal et qu'on n'a plus que ses yeux pour pleurer.

 

Dans ce retournement d'un mythe populaire sont renversés de nombreux idéaux de la Cendrillon communiste, en particulier sa situation familiale. Selon la norme, Cendrillon a droit au bonheur dans sa vie privée, mais Pacha Strogonova n'est ni libre, ni mariée. Arkadi, son bien-aimé, n'est pas seulement le mari d'une autre, il est aussi un peu gigolo et infantile, disons franchement qu'il ne fait pas son âge. En un mot, un pur produit de la politique génésique du pouvoir soviétique. La masculinisation de la femme a ricoché sur l'homme, l'homme a acquis des traits féminins et s'est confortablement installé à la place d'un enfant gâté, de l'objet sur lequel est dirigée la libido frustrée de la femme. Les années soixante-dix sont la prolongation et le développement de ce thème au cinéma.

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