III. Les années 50-60 :
La femme dégelée

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IV. Les années 70-80 

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Les débuts du jeune cinéma de dégel sont indissolublement liés au nom de G. Tchoukhraï. Quand Tchoukhraï a amené pour la première fois son film Le quarante et unième au VGIK, les murs de l'institut furent ébranlés par l'enthousiasme et la jubilation générale. Après le visionnement du film, il fut porté hors de la salle à bouts de bras. Aujourd'hui, plus de quarante ans après, il devient évident que ce film n'est nullement les prémices, mais l'accord final de bravoure dans le monolithe unifié du cinéma d'avant la période du dégel. Un accord très beau et éclatant.

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Grigory Tchoukhraï

Toutefois cela vaut la peine de rappeler que dans ces temps khrouchtcheviens prématurés et naïfs, le sujet de la femme-meurtrière a éprouvé sa deuxième naissance. La première adaptation cinématographique de la célèbre nouvelle de B. Lavreniev Le quarante et unième fut réalisée en 1927 par l'une des lumières du cinéma pré-révolutionnaire Yakov Protazanov. La nouvelle appartient à l'époque de la représentation dite violente de la révolution. Un détachement de l'armée rouge bat en retraite en passant par le désert. On charge la principale ennemie du "sang bleu", le tireur d'élite Marioutka — elle a déjà quarante officiers blancs à son actif — de la garde d'un officier prisonnier. Du fait du naufrage de la barque, Marioutka et l'officier se retrouve sur une île déserte. Ils s'aident mutuellement à survivre, puis s'ensuit une histoire d'amour. A l'apparition d'un navire ennemi, la combattante Marioutka, fidèle à l'ordre de ne pas rendre le prisonnier vivant, exécute son quarante et unième officier et fait une nouvelle encoche sur son fusil lourdaud. Le fusil est le symbole freudien visible de la masculinisation. L'héroïne ne se différencie pas des autres combattants, et elle éprouve de la haine pour tout ce qui lui rappelle son sexe.

 

Le paradoxe du film sur la femme-tireur d'élite naît du fait qu'au travers de l'hostilité de classe (Ada Voïtsyk et Ivan Koval-Simbirsky sont des interprètes remarquables) transpire la nature d'Adam et Eve découvrant leur libido. Marioutka accomplit le meurtre rituel de son quarante et unième officier précisément après être retournée à sa nature féminine : elle tue celle-ci en même temps que son bien-aimé. Dans ce sens le film de Protazanov correspond entièrement au message révolutionnaire de la nouvelle Eve.

 

A l'époque du dégel, le remake du sujet de la femme-meurtrière pour des raisons idéologiques était symptomatique. Alors, on voulait purifier le thème de la révolution de toutes salissures du culte de la personnalité de Staline, l'humaniser dans les limites de la doctrine de l'humanisme révolutionnaire. Mais de façon inattendue Marioutka nous apparaît déjà comme la protagoniste anti-nouvelle Eve. Elle est beaucoup trop féminine et attirante, aussi le film ne ressemble-t-il pas à un manifeste révolutionnaire mais plutôt à une tragédie classique.

 

La libération des sentiments fut amorcée déjà dans les premiers films du dégel, mais, pour le moment, elle se limitait à une prudente reconnaissance des droits particuliers de l'amour. Cependant, le cinéma voulut savoir immédiatement jusqu'où s'étendent ces droits. Grâce à ce film, l'écran soviétique fut pénétré par un amour... envers l'ennemi, un amour malvenu, désespéré, condamné.

 

Le lieutenant Govoroukha-Otrok est condamné initialement, non parce qu'il est tombé aux mains des rouges, ni parce qu'il est resté fidèle aux blancs, même pas parce qu'il est aristocrate, mais parce que c'est une fidèle fiancée de la Révolution qui l'aima tel qu'il est. Tôt ou tard, elle aurait dû de toute façon cacher, faire disparaître cet amour honteux, tôt ou tard, ce coup de feu devait retentir. Dans le prologue, Marioutka, tireur d'élite de l'armée rouge, atteint d'une balle la quarantième cible vivante et manque la quarante et unième. Mais déjà, dans le titre du film, il est affirmé que le prochain coup de feu fera mouche sans faute. Et ces chiffres poursuivent la narration comme une fatalité. Dans le cinéma soviétique, il est difficile de trouver un autre sujet aussi remarquablement proche de la tragédie classique par sa pure ressemblance avec la vie telle qu'elle est : avec une condamnation imminente, prononcée au tout début et un sursis accordé aux sentiments.

 

Dans la chaleur maternelle du culte environnant le monde de l'écran, seul un amour discrètement infantile trouvait place. D'origine terrestre, il était l'expression de l'amour transcendant. Grigory Tchoukhraï et Sergueï Ouroussevsky (caméra) l'ont montré pour la première fois comme une force indépendante spontanée. Arraché au monde créé par les hommes, et introduit dans le monde naturel, il devenait son code universel. Même des symboles indissolubles de la Révolution, tels l'orage et la tempête, lui sont revenus.

 

L'or du sable et l'or de la peau, le bleu des yeux du lieutenant et le bleu de la mer. La nature s'étant alliée avec les sentiments, détruit un à un, puis en foule, tous les camarades de combat de Marioutka. Regrette-t-elle ses camarades qui ont péri dans le désert ou qui se sont noyés ? C'est qu'elle a d'autres préoccupations. Sa tâche est de devenir Eve et de ramener le spectateur dans l'Eden de la passion initiale. L'histoire de Robinson n'est qu'un camouflage inconscient de la véritable source. Quand les deux amoureux restent seuls sur une île, sans canot, emporté très à propos par la tempête, soudain apparaissent des séquences montrant comment, sur le continent, les cosaques mènent une expédition punitive contre des autochtones ayant porté secours à un détachement de l'armée rouge. Cependant, cette tentative de rappeler que les deux amoureux vivent dans un tout autre mythe semble complètement inutile. La tempête accomplit encore une opération importante, précédant l'entrée dans le mythe. Les vêtements mouillés, les héros sont obligés de se dévêtir. L'étape suivante : la maladie du lieutenant et l'extériorisation de l'attirance mutuelle portée à son comble.

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Izvitskaïa Izolda (Marioutka)

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Izvitskaïa Izolda

C'est à ce moment que le charme des héros atteint son maximum. Grâce à son charme et à ses qualités naturelles et à l'art d'Ouroussevsky, Izvitskaïa-Marioutka peut tout à fait prétendre à la place d'une des héroïnes les plus féminines du cinéma soviétique. Et Strijénov-lieutenant porte son pitoyable uniforme en lambeaux avec une élégance si irréprochable, qu'on n'en rencontre pas, même dans les meilleurs films costumés.

 

Cependant on ne nous permet pas d'oublier que la sensualité a percé dans ce monde de façon illicite. Elle n'y a aucun droit légal. Visiblement, c'est pour cette raison que les scènes d'amour en tant que telles ne sont pas réussies. Elles sont presque stériles. Autre chose sont les discussions idéologiques empreintes de flagrants sous-entendus érotiques. Durant ces minutes, les héros paraissent véritablement superbes.

 

La révolte de l'homme naturel dans les années 20 et dans les années 50, était, bien entendu, vouée à l'échec. Non pas à cause d'une force extérieure répressive, mais à cause de lui-même. Tôt ou tard, il devait courber l'échine devant le "social divin". Etonnante est la force de cette foi qui fait naître des actions si profondément irrationnelles, comme ce dernier coup de feu de Marioutka, et qui nous oblige à les considérer comme un dû, quarante ans après la révolution. Mais il est impossible de ne pas remarquer de sérieux changements. Reflété dans le miroir du passé conventionnel, l'homme de la période de dégel est apparu irrémédiablement partagé. En lui se sont paradoxalement rejointes une soif de liberté individuelle et une foi sincère refusant cette liberté. S'éprendre éperdument de celui qu'hier encore elle haïssait aussi violemment et passionnément ; sans hésiter, le mettre en joue, lui flanquer une balle exactement entre les deux omoplates, puis étreindre son corps inerte en hurlant : "Mon bien-aimé aux yeux bleus..." Avant, un film soviétique n'avait pas le droit de se terminer ainsi. La nouveauté de ce protagoniste est dans cette coexistence des contrastes de l'âme les plus forts, incapables de se supplanter l'un l'autre. Tchoukhraï, sans avoir eu conscience de cela, se heurta à la source de la future catastrophe qui couvait au sein du cinéma soviétique. Dans le monolithe du Commun commencent à se former des fissures. Le prix de l'individuel a trop augmenté. Celui-ci prend une place disproportionné. Comme avant, les héros sont prêts à tous les sacrifices au nom d'idées sublimes, mais maintenant ne verse-t-on pas beaucoup trop de larmes sur eux ? La qualité la plus importante de l'épopée héroïque soviétique, c'est à dire son optimisme indestructible, se perd. Marioutka, comme avant, épaule son fusil avec assurance en visant son "quarante et unième". Mais ne perdra-t-elle pas la raison après cela ? Le coeur de la Femme de fer stalinienne commence à fondre tout doucement, on ne lui refuse plus le droit à la "féminité". Chez l'homme aussi apparaît une certaine fêlure morale, un dédoublement et une sensualité jamais vue auparavant. Il ne veut et ne peut déjà plus marcher sur les traces sacrées de ses pères.

 

Il est indubitable que la mort de Staline et que son infamie posthume ont donné un puissant élan aux divers changements dans la société ; mais, cependant, on peut inverser la cause et l'effet, et il apparaîtra que c'est le nouveau temps dynamique avec son intolérance envers les hiérarchies, avec son esprit d'expérimentation et ses dispositions pacifiques, qui a contraint a se débarrasser de la gigantesque ombre oppressante dans sa tenue militaire. C'est ainsi que les enfants ingrats rappellent tous les péchés de leurs parents, pour justifier leur difficile mais inévitable départ de la maison paternelle. Ce départ était aussi une fuite loin de la foi chaleureuse et optimiste, mais aveugle de l'ancienne génération.

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